Première Neige

La sonnerie de mon téléphone me sort brutalement de mon sommeil. Je tâtonne sur la table de chevet en faisant tomber avec fracas le verre d’eau qui devait m’éviter la gueule de bois monumentale après la soirée vins et fromages d’hier. N’ayant pas osé manger de petits cubes jaunes injectés de lactose, je me suis rabattue sur le doux nectar des dieux. Je ne sais pas si Le Créateur est friand de vin Kangourou, mais le rapport quantité prix n’est pas négligeable. À défaut de ne pas avoir eu à dissimuler des petits pets sournois à gauche et à droite pendant la soirée, j’ai un mal de tête carabiné.

−Allo?

My god, d’où je sors cette horrible voix?

−Janie, c’est toi? Tu as une voix horrible!

−Hmmm

−As-tu vu dehors?

Je déteste l’excitation dans la voix de ma sœur à cet instant. Il est 6h10, les vacances de Noël viennent à peine de commencer. Je prévoyais paresser toute la journée en pyjama, me lever juste à temps pour Ciné Cadeau et manger des biscuits Pillsbury, cuits si je me sens courageuse, crus et à la cuillère plus probablement. Mais, ma peste de sœur se dresse cruellement entre moi et mon désir de calories vides aux jolies couleurs de Noël. Quelle calamité cette fille! Je l’imagine très bien dans son appartement parfaitement propre, en position Salutation au Soleil, et ce, sans renverser une seule goutte de sa tisane détox aux fruits des champs de l’Himalaya. Une odeur alléchante de brioches Vegan, sans sucre, sans gras, sans remord doit se libérer de son four à convection. Est-ce que j’ai dit que cette fille est énervante?

−Non Fanny, je n’ai pas vu dehors. Et toi, as-tu vu l’heure? Ça ne se fait pas appeler si tôt…

Avant même que j’arrive à déballer comment elle est un être humain horrible, dénuée d’empathie, la voilà qui enchaine.

−Il y a déjà 20 cm et on en attend 20 autres d’ici 16 heures.

Je sens son immense sourire se dessiner sur son visage à la peau d’apparence beaucoup trop saine.

−Je suis en bas, ose-t-elle continuer.

Avec l’énergie d’un cadavre, je sors de mon lit de douleur, mets les pieds dans l’eau, trébuche sur mes bottes me cogne le genou sur la chaise qui accumule jalousement mes vêtements sales depuis deux semaines, tire le store et ohhh misère! À travers des flocons de type gros kleenex, Fanny me fait de grands signes de bras faisant virevolter l’énorme pompon violet de sa tuque en laine écoresponsable. Je ne m’en sortirai pas, je le sens.

­ Klaxon rageur, coup de volant à gauche, dépassement par l’accotement, geste impoli de la main qui ferait rougir notre mère d’indignation. Comment est-ce possible que Fanny cette jeune demoiselle de 23 ans qui fait du bénévolat dans les centres pour ainés et soigne les animaux errants du quartier se transforme en cowboy sanguinaire tout droit sorti du Texas dès qu’elle est au volant? Je me cramponne de toutes mes forces à mon Gatorade et ferme les yeux. Mauvaise idée, j’ai la tête qui tourne.

−Ralentie Fanny! J’aimerais bien écouter La guerre des tuques une dernière fois avant de mourir.

−Tu as parlé à maman dernièrement?

Une voiture à sens inverse se rapproche. Fanny parvient à redresser notre bolide à la dernière seconde. Génial, mon Gatorade se renverse sur mes pantalons me gelant jusqu’à l’os. Pendant que j’éponge le dégât avec mon foulard ma sœur monte le son de la radio pour enterrer mes réprimandes. Par la fenêtre givrée, j’aperçois la montagne. Un hoquet de lendemain de veille s’échappe de mes lèvres sans grande élégance. Si je croyais aux signes du destin, j’y lirais probablement un mauvais présage.

Mon pied ne veut pas rentrer dans ma foutue botte de ski. Pas moyen. J’ai beau pousser, étirer, sacrer, rien n’y fait. J’ai chaud dans mon manteau, la transpiration me coule dans le bas du dos. Des enfants courent partout en criant d’excitation. La lueur des néons me brûle les rétines. Fanny me regarde avec amusement, vient pour parler, croise mon regard noir et se contente de réajuster son casque. 300$ de physio plus tard, victoire, mon pied a finalement trouvé une façon de se tortiller et mon talon atteint le fond de la botte. Maintenant que je suis prête, ma sœur décide que c’est le meilleur moment pour passer aux toilettes. Je reste donc avec le lunch, pas de danger que je triche elle n’a mis que de la luzerne dans les sandwichs. Son téléphone reçoit un texto de notre mère. Je le lis:

Lui as-tu dit?

C’est tout. Pas de smiley ni rien. Au risque de devenir parano, j’ai l’impression qu’on parle de moi. Dire quoi? Pourquoi ma mère ne me l’a pas dit elle-même? Je fais défiler la conversation dans l’espoir d’obtenir un indice. Une photo d’un chat grimpé dans un sapin de Noël, une recette de potage, une photo quétaine de Fanny et de son beau Gabriel au sommet du Mont-Royal, aucun indice, rien, nothing, nada. Je vois ma sœur qui s’approche, je lance discrètement son téléphone sur la table.

−Prête? dit-elle avec un sourire enfantin.

Je grommelle un oui pas trop convaincu.

C’est notre tour. J’avance en canard jusqu’à la ligne rouge. L’ado boutonneux responsable du remonte-pente a l’air aussi magané que moi. Ma sœur lui fait un magnifique sourire auquel il répond avant d’avaler une grande gorgée de sa canette de Redbull. Je devrais lui taxer, ça me permettrait de survivre encore quelques minutes. L’ado fait signe à un autre skieur de se joindre à nous. Je me déplace légèrement vers la gauche pour lui laisser plus de place sauf que mon ski droit s’accroche dans ma pole. Le cauchemar est inévitable. Malgré le grand écart, je m’effondre telle une élégante poche de patates. Couchée de tout mon long le visage dans la neige, je sens le télésiège me rentrer violemment dans l’épaule.

−Mademoiselle, mademoiselle! Est-ce que ça va?

Pourquoi, mais pourquoi je suis là? La tête dans la neige, l’épaule en compote, au pied d’un jeune homme probablement cute et une centaine d’amateurs de glisse qui n’ont rien d’autre à faire que d’assister à la pitoyable scène, je veux déclarer forfait. Rentrer chez moi et ne plus jamais entendre parler de cette maudite journée.

Avec un effort surhumain et l’aide du préposé qui a renversé sa canette dans la précipitation, je me relève et tente de ramasser le peu de dignité qui a survécu à ma chute. Je m’assois sur le banc que l’ado a réussi à arrêter, essuie la neige sur mon visage, esquisse un sourire aussi fake que les fesses de Kim Kardashian. Je sens les regards remplis d’empathie de ma sœur et du skieur inconnu. Ça promet être une remontée fort agréable…

On monte. Le rouge de honte de mes joues se mêle bien avec le vent qui m’érafle le visage, j’ai oublié mes lunettes de ski à la maison. Un flocon mal intentionné risque de me rendre borgne avant la fin de la première remontée. On est rendu à mi-montagne quand j’ose subtilementun regard à notre compagnon. Il observe les skieurs dévaler les pistes, un grand sourire aux lèvres.

−Tu n’as pas quelque chose à me dire? je demande à ma sœur abruptement.

−Euh justement… Janie…

Le télésiège s’arrête brusquement, freinant ma sœur dans son élan de confidence. Bon ça doit être l’ado boutonneux qui se venge parce que j’ai pensé lui voler sa cannette de boisson énergisante. Le mal de mer me revient au même rythme que notre chaise se balance dans le vide. Je m’agrippe à la barre de sécurité. Mes skis et ma lassitude pèsent une tonne. Cette journée ne finira donc jamais? Le jeune homme à côté de moi enlève son casque laissant échapper de jolies boucles brunettes. Du coin de l’œil, je le vois qui échange un regard avec ma sœur. Ça ne m’étonne pas, elle a toujours su attirer la gent masculine. Ma langue devient pâteuse et ma bouche se remplit d’acidité. J’avale ma salive avec difficulté, j’ai les yeux pleins d’eau. Ce n’est pas vrai, pas ça en plus! Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça? N’y tenant plus j’arrache le casque des mains de monsieur bouclettes et vomit tout ce que je peux dedans. Je veux mourir.

−Je suis vraiment désolée pour ton casque.

Je tends le casque à bouclettes qui ne sait pas trop quoi en faire. Ma sœur s’éclaircit la voix.

−Mhh Janie je te présente Elliott. Il travaille avec Gab. Euh, on pensait que c’était une bonne idée de vous organiser un petit rendez-vous spontané.

L’Elliott en question me fait un petit salut de la main. Je vais la tuer. Je vais la tuer!

Le chalet est moins engorgé que ce matin, je me laisse tomber sur une chaise près du foyer. Par les grandes fenêtres, je vois Fanny et Elliott qui se mettent en fil devant les télésièges. Ils ont l’air d’avoir bien du plaisir, ils prennent même le temps de rigoler avec l’amateur de Redbull. Je fouille dans le sac à lunch, en retire une bouteille d’eau et un des sandwichs. Je teste mon estomac avec une minuscule bouchée. Pour l’instant, tout semble tenir. Mon téléphone sonne m’indiquant un nouveau texto entrant. C’est ma mère:

Passe une belle journée en ski, on ne sait jamais sur qui on peut tomber 😉 xx

Cette journée est une conspiration familiale!

Fanny me secoue l’épaule, j’émerge péniblement de ma sieste. Elle me regarde inquiète. J’essuie, du revers de la main, le filet de bave à la commissure de mes lèvres. Elliott et Fanny s’assoient à côté de moi. Ils ont les joues rougies par le froid. Je sens un regard fixé sur moi. L’ado du remonte-pente et un de ses collègues me regardent en riant. Je m’empresse de répondre avec un large sourire je-suis-au-dessus-de-tout-ça, riez-tant-que-vous-voulez-je-sais-ce-que-je-vaux.

−Euh Janie, tu as un morceau de luzerne entre les dents.

Misère.

***

− On peut dire que comme première impression tu ne pouvais faire mieux! Tu t’es carrément jeté à mes pieds!

Tout le monde s’esclaffe. Assise sur le bras du divan, je me sens rougir à la mention de cette horrible journée. J’ai envie de bouder juste pour le plaisir de revoir Fanny et ma mère culpabiliser. Elles ne mériteraient que ça, après tout. Mais bon je suis un être doté d’une grande bonté, je vais passer l’éponge.

−Dire que la première fois qu’on s’est rencontré, je t’ai pris pour un ado boutonneux, je réplique du tact au tact.

−Hey c’est pas drôle, j’avais attrapé la varicelle! D’ailleurs, tu me dois toujours un Redbull.

− La varicelle à 25 ans, je ne pensais même pas que ça se pouvait, s’étonne Fanny.

−Pauvre Elliott quand même! Il a du s’acheter un nouveau casque et il est reparti célibataire, compati faussement mon amoureux.

−En tout cas, j’ai appris ma leçon plus de ski en lendemain de veille! je promets.

−Bien justement, il annonce 20 cm de neige demain! s’exclame ma sœur.

Je lui lance un clin d’œil complice et cale mon verre de vin. Que peut-il m’arriver de pire? De toute façon, je connais bien le préposé au télésiège maintenant.