Piégée

4h45. Encore quinze minutes de répit. L’air glacial écorche mon visage sans relâche. La seule partie de mon corps encore vulnérable. Pianotant autour de moi, mes doigts reconnaissent le plastique gelé de ma lampe frontale. Une faible lueur jaillit et chasse les ombres inquiétantes qui hantent mes cauchemars des dernières heures. Je suis déjà épuisée. Le manque de sommeil me rattrape de jour en jour. Je n’ai pas quitté mes bottes de la nuit pour éviter les engelures. Le vent hurle à tue-tête son mécontentement me rappelant sans cesse le territoire hostile qui m’entoure. Une odeur de feu titille mes narines. Les mains tremblantes, j’entreprends de faire glisser la fermeture éclair de mon sac de couchage libérant, du même coup, le peu de chaleur accumulée durant la nuit. Je me concentre sur chacun de mes gestes pour empêcher mes mains de s’écorcher sur les morceaux de glace recouvrant mon tapis de sol. En traversant l’ouverture de la tente, une plainte s’échappe de mes lèvres. Mes mollets ne sont pas très coopératifs, aucun des deux ne semble vouloir suivre les directives de mon système nerveux. Deux barres de fer auraient été plus malléables. Une fois de plus, la journée s’annonce rude.

Mon sherpa Bishal, assis près du feu, me tend une tasse de thé et un morceau de pain tibétain. Mes pensées fantasment du côté d’un copieux repas. Depuis trois semaines, je rêve du moment où mes lèvres tremperont à nouveau dans un bol fumant de café au lait. Je le remercie tout de même par un sourire. Sans lui, je n’aurais jamais réussi à me rendre aussi loin. Mise à part la photo jaunie de ses enfants qu’il m’avait montrée lors d’une soirée près du feu, je ne sais rien de lui. Son anglais de base ne nous permettant pas d’échanger plus que les politesses d’usage. Mastiquant longuement chaque bouchée de pain froid, je m’imprègne de la vue. Outre notre installation temporaire, rien ne laisse présager que des humains ont déjà franchi ce cap. Dans la vallée, plusieurs centaines de mètres plus bas, une rivière se faufile entre les montagnes. Des rochers à perte de vue et quelques broussailles enneigées complètent le tableau. Ce paysage désertique augmente le sentiment de solitude qui m’envahit depuis plusieurs jours. Chaque pas vers le sommet m’éloigne de la civilisation et de mes repères. L’immensité qui m’entoure me rend euphorique, mais oppresse ma poitrine en même temps. Sentiments bien paradoxaux avec lesquels j’ai appris à cohabiter avec le temps. Le claquement de la toile de ma tente au vent résonne dans ma tête comme des coups de fouet et me ramène brusquement à la réalité. L’esclave que je suis devenue se doit de se remettre en route sans trop attendre. Mon objectif fixé six mois auparavant avec ambition me pèse. Le plaisir de repousser mes limites a fait place à un sentiment d’obligation. Je lace mes bottes, balance mon sac à dos sur mes épaules et d’un bref hochement de tête, je signifie au sherpa que je suis prête. Bishal fait sa prière comme à chaque matin. Un sourire amusé s’était dessiné sur mon visage la première fois où je fus témoin de ce geste. Nous nous apprêtions alors à traverser un pont suspendu. J’appris, par la suite, qu’il s’était décroché quelques semaines plus tôt emportant ses passagers dans les remous de la rivière. Aucun d’entre eux n’avait survécu. Mon sourire avait glissé aussitôt devant ce drame humain. Au programme aujourd’hui, se rendre jusqu’à la crête et redescendre à notre campement ce soir pour éviter les maux de tête, vertiges, fatigue extrême qui m’avaient déjà malmenée à quelques reprises. Une autre étape à compléter avant l’atteinte du but ultime.

Avancer lentement. Un pas à la fois. Se concentrer sur ma respiration. Oublier le manque d’air. Un pas à la fois. Ne pas regarder en bas. Se concentrer sur ma respiration. Mon mantra m’avait permis, à maintes reprises, de repousser les limites de mon corps durant cette expédition. À un point tel que par moment, manque d’oxygène aidant, j’ai l’impression que mon âme s’évade de sa prison. Je sors de mon corps et je me vois marcher sans relâche. Oubliant, du coup, les sangles de mon sac à dos qui me cisaillent les épaules tous les jours depuis trois semaines. À l’abri du vent, seul le crissement de mes pas dans la neige remplissent le vide qui m’entoure. Aucun oiseau ne chante, aucune odeur ne parvient à percer le sol gelé.

− Stop! dit-il soudainement me bloquant le chemin avec son bras.

Il regarde vers les sommets enneigés en tendant l’oreille. Le corps en alerte, je sens le danger. J’entends un crépitement. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Quel est ce bruit? Mon corps paralysé par la peur et ma tête complètement affolée ne me permettent pas de prendre une décision éclairée. Mille questions se bousculent dans mon esprit. Que va-t-il nous arriver? Ce pourrait-il que tous ces efforts furent fournis en vain? Des jours et des jours d’entraînement et de préparation anéantis.

La main de Bishal m’empoigne fermement par la manche de mon manteau, arrache mon sac à dos qui ralentit mes mouvements et m’entraîne brusquement vers les rochers les plus près. La montagne rugit de plus belle. Le sol vibre sous nos pieds. Je m’accroche fermement au rocher devant moi. Éviter la chute est ma priorité. Mon destin se joue ici. À plus de quatre mille mètres d’altitude, complètement vulnérable. J’imagine le pire. Mes oreilles bourdonnent. Tournant la tête, je vois à côté de moi cet homme et je lis dans ses yeux l’inquiétude grandissante. Aucun mot n’est nécessaire pour percevoir les pensées qui lui traversent l’esprit. Il touche son front, ferme les yeux et marmonne une prière. J’ose croire que ce geste nous apportera en cet instant plus de sécurité. Et je me surprends à lever les yeux vers le ciel, question de mettre toutes les chances de notre côté.

C’est là que je l’aperçois. Ce grand manteau blanc dévalant la pente dans notre direction. Le spectacle aurait été grandiose s’il n’avait pas été aussi terrifiant. Mes doigts se crispent dans mes mitaines dans l’espoir de m’agripper le plus solidement possible à mon rocher, ma seule bouée de sauvetage. Le temps semble suspendu autour de nous. Mon sang est figé dans mes veines. Je jette un dernier coup d’œil vers mon compagnon avant de fermer les yeux. Les poumons remplis d’une ultime bouffée d’air, j’attends le choc qui ne tardera pas à nous désarçonner.

Le vacarme de l’avalanche a fait place à un silence de mort. Le goût du sang dans ma bouche me répugne. J’ouvre difficilement les yeux. Du noir, seulement du noir m’entoure. Je suis ensevelie de la tête aux pieds sous je ne sais combien de mètres de neige. Son poids me comprime. Je tente de bouger mes bras et mes jambes. Une douleur vive me coupe la respiration. J’ai perdu toute notion d’espace comme si j’étais sous l’eau. Suis-je couchée sur le dos, sur le ventre, debout, la tête en bas? Je n’entends que ma respiration saccadée. La panique me gagne. La poche d’air dans laquelle je me trouve se videra de son oxygène trop rapidement si je continue à haleter de la sorte. Je le sais mais impossible de me calmer. J’étouffe. De la poussière de neige me rentre dans le nez bloquant ma respiration. Bishal! Où est Bishal? Je crie son nom ne réussissant qu’à m’étouffer à nouveau. J’espère qu’il n’est pas blessé. Ce n’est sans doute pas sa première avalanche. Pourquoi m’a-t-il amené ici? Il devait connaitre les dangers. Prier lui aura été inutile. Rien ne fonctionnait comme prévu dans cette expédition. Le GPS doit s’être brisé durant la chute. Mon impuissance fait bouillir en moi une colère incommensurable. Mon entêtement m’aura mené à ma perte.

N’empêche qu’il était bien gentil. Mon corps s’engourdit. Il pourrait venir m’apporter une tasse de thé. La fatigue me gagne. Avec des petits biscuits. Ma vue se brouille. Des biscuits en pains d’épices. Mes yeux se ferment. Du thé. Un aboiement. J’entends un aboiement au loin. Drôle de journée pour promener son chien. Des voix. Des voix se rapprochent. Laissez-moi dormir, je suis si fatiguée. Faites taire ce chien. On gratte. La neige dégringole autour de moi. Je sens une main tirer sur ma botte.